La France n’a pas attendu les prouesses techniques de la NSA et les révélations d’Edward Snowden pour se savoir écoutée. Si les murs ont des oreilles, la police a des micros. Et cela ne date pas d’hier, comme le raconte Les Micros du Canard.
Les visiteurs du soir
1973 sera l’année de la « Watergaffe », lorsque le hasard et la chance (ou la malchance, selon le point de vue d’où l’on se place) permettront à André Escaro, dessinateur et administrateur du Canard Enchaîné, de surprendre des policiers en train d’installer des micros dans les futurs locaux du célèbre hebdomadaire satirique. L’histoire est connue et fait encore rire, le public raffolant des aventures des Pieds-Nickelés, et cela encore plus quand elles sont véridiques. Mais tout n’est pas que drôle dans cet épisode de la vie politique et médiatique des années soixante-dix.
À commencer par la figure de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur obsédé par la menace rouge, convaincu que les ennemis de l’État gangrènent la société française, traumatisé par le mouvement de mai 68 autant que par cette presse dont le ton a profondément changé depuis. Le ministre ne connaît que la manière forte : les personnes ayant eu l’occasion de manifester sous les matraques de ses forces de l’ordre peuvent en témoigner. Et quand un journal multiplie les révélations embarassantes, appuyées souvent par des documents qu’il n’aurait jamais dû avoir en sa possession, la manière forte s’appelle l’espionnage.
Toujours aussi peu amusantes, les récits des méandres procéduriers dans lesquels se perdra l’action en justice menée par différents magistrats, peu enclin à faire preuve de zèle mais essayant toutefois de discerner les responsabilités réelles dans cette atteinte aux droits élémentaires des individus. Jamais les agents de la DST, pourtant identifiés par le Canard lui-même, ne seront entendus par la justice. Jamais aucun donneur d’ordre ne sera identifié, et encore moins puni. L’affaire se terminera des années plus tard par un non-lieu sans honneur quand, de l’autre côté de l’Atlantique, l’affaire similaire du Watergate aura poussé en quelques mois le président Nixon à la démission.
Tonton m’écoute
Et finalement moins hilarantes encore, le portrait dressé d’une Cinquième République aux oreilles plus grandes que le ventre. Bien souvent écoutés eux-mêmes, à commencer par François Mitterrand et sa cuisine truffée de micros, les acteurs de la classe politique française ne cesse de clamer leur dégoût pour cette pratique, dont ils se repaissent avec délice à leur tour une fois arrivés au pouvoir. Mitterrand bien sûr, les « écoutes de l’Élysée » sont restées célèbres, mais aussi Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy. Et la liste risque bien de ne pas s’arrêter là.
N’en concluons pas que Les Micros du Canard est un ouvrage sinistre, ce serait méconnaître le ton du « volatile » si cher à De Gaulle qui sait aborder avec l’oeil sardonique des sages les pires méfaits d’actualité. L’ouvrage se lit, non comme un roman, mais comme une enquête du Canard : documentée, sérieuse et accessible, offert dans une langue impeccable qui jamais ne prend ses lecteurs pour des imbéciles.
Ce livre est autant l’occasion d’en savoir plus sur un fait marquant des années Pompidou que de plonger (un peu) dans les coulisses du Canard Enchaîné et du travail de ses journalistes, ainsi que sur certaines des sources de son époque, aux noms naturellement modifiés lorsque celles-ci ont toujours besoin, même quarante ans après, de voir leur anonymat scrupuleusement respecté.
Mais Les Micros du Canard est aussi un pamphlet palpitant contre l’envahissante curiosité des autorités qui s’autorisent tout, et semblent traquer plus vertement le « lanceur d’alerte » que le terroriste au nom duquel elles se permettent tant de libertés avec le concept même de vie privée. Et l’on sort de cette lecture édifiante en se disant que, décidément, nanti de telles démocraties, le peuple a bien tort de ne pas se sentir écouté.
Les Micros du Canard
de Claude Angeli et Stéphanie Mesnier
Éditions Les Arènes
200 pages, 18 €