John Densmore, le batteur du légendaire groupe The Doors, publiait en 2012 un livre dans lequel il relatait le douloureux combat judiciaire qui l’opposait à ses ex-comparses du groupe mythique. Le livre sort maintenant en traduction française.
L’intégrité de l’artiste en question
Jim Morrison se retourne t-il dans sa tombe ? Tel est la question centrale du débat, rapporté dans ce livre, qui oppose les héritiers des Doors jusque devant la cour de justice du comté de Los Angeles. Les acteurs ? John Densmore, batteur, Ray Manzarek, claviers (récemment disparu), et Bobby Krieger, guitare. Le conflit ? L’esprit et l’essence du groupe. D’un côté Ray et Bobby qui comptent bien exploiter l’héritage du groupe, avec des contrats publicitaires juteux, des tournées de reformation (avec Ian Astbury de The Cult en remplacement de Jim Morrison), et de l’autre John Densmore qui entend défendre bec et ongles l’esprit originel du groupe, et donc aussi l’esprit de Jim Morrison, vis à vis duquel, selon lui, Ray et Bobby sont coupables de haute trahison.
C’est l’un des intérêts de ce livre : on entre dans l’esprit du groupe mythique à la grande époque, celle où « Light my fire » était numéro 1 des ventes aux Etats-Unis en 1967. A l’époque c’est le Vietnam, c’est le mouvement hippie, et le « flower power ». C’est dans ce contexte que les Doors se forment, en se concevant comme porteurs d’une vision alternative au capitalisme guerrier des conservateurs américains. Les Doors se pensent eux-mêmes comme une entité qui délivre un message. Ils partagent tout, fonctionnent de manière radicalement démocrate (droit de veto de chaque musicien sur toutes les décisions du groupe), et opposent une intégrité spirituelle à tout esprit de profit. Dès cette époque, le groupe refuse de gros contrats publicitaires par respect de sa propre identité. C’était l’essence des Doors, et cela doit le rester, affirme John Densmore, qui fait du respect de cet héritage l’objet d’un long combat contre ses anciens comparses.
Deux visions opposées
Mais ceux-ci ne l’entendent pas de cette oreille. Pourquoi ne pas reformer les Doors ? Pourquoi refuser la manne financière ? C’est précisément ce qu’ils défendent lors du procès dont le récit forme plus des trois-quarts du livre. Deux visions s’affrontent. D’un coté l’intégrité extrême (accompagnée de motifs religieux) de John Densmore, de l’autre le bon sens et la légereté de Krieger et Manzarek.
L’auteur alterne souvenirs et commentaires, ce qui permet de rentrer dans sa pensée. On découvre John Densmore lui-même en lisant ce livre, et son humilité comme son honnêteté provoquent le respect et la sympathie. On ressent parfois à quel point il était engagé et concerné par cette affaire. On admire avec quel stoïcisme il supporte tous les affronts du parti adverse au tribunal, et finalement on se prend de passion pour l’enjeu du procès, et on palpite d’en connaître l’issue. En jeu ? John Densmore demande que ni Manzarek ni Krieger, même ensemble, ne puissent jouer sous le nom de « The Doors », et qu’aucun contrat publicitaire pour la cession de droits d’usage de la musique des Doors ne puisse être honoré. Face à Densmore, Manzarek et Krieger réclament non seulement le droit d’usage sans restriction du nom « The Doors », mais encore 40 millions de dollars à John Densmore en raison du manque à gagner pour tous les contrats publicitaires refusés.
Au fil de la lecture, on est interpellé par la casuistique du problème. Quoi de choquant que d’entendre un extrait de « Light my fire » dans une pub pour une voiture Cadillac ? Et pourquoi les Doors ne se reformeraient ils pas, avec Ian Astbury au chant et Stewart Copeland (The Police, batterie) de surcroît ? Au premier abord on ne voit pas le problème, Queen l’a fait avec Paul Rodgers, par exemple. Et pourtant en y regardant de plus près on se rend compte qu’une certaine cupidité accompagne un mépris de l’authenticité, dans l’esprit de Manzarek notamment. Il suffit de regarder la vidéo d’un concert des Doors reformés en 2003 (avant le procès donc), pour voir tout de suite qu’il y a mise en scène commerciale : Ian Astbury, remplaçant de Jim Morrison, est coiffé comme Morrison, même look, jusqu’à l’imitation de la voix. On réalise que la reformation des Doors n’est pas artistique mais commerciale, et que ce que l’on voit sur scène est la contrepartie d’un pont d’or. On peut alors se souvenir de Led Zeppelin ou de Pink Floyd qui eux n’ont jamais cèdé à des offres mirobolantes. Et du coup on comprend mieux l’enjeu du combat de John Densmore. « Si on fait de l’art un produit commercial, là on le dégrade. », peut on lire page 145. Ce qui compte par dessus tout pour Densmore, ce n’est d’ailleurs même pas le désinterressement financier pur et simple, mais c’est surtout de garder intact l’esprit originel des Doors et l’héritage de Jim Morrison. L’essentiel, peut on lire encore page 201, est d’ « empêcher que les créations de Jim ne soient dévoyées par un mercantilisme bon marché. ».
« People are strange… »
Un livre, et une épopée judiciaire, qui, au final, posent une vraie question. Pour Densmore, le « mercantilisme bon marché » est une trahison des valeurs les plus élevées. Pour Manzarek, les idéaux de Densmore sont dépassés et appartiennent à une autre époque, révolue. Problème profond, relève Densmore, puisqu’il remarque page 120 : « Je pense que ce conflit qui nous oppose tous les trois est une belle métaphore des souffrances de la société d’aujourd’hui. ». L’ouvrage se termine ainsi par une critique du capitalisme et par une réflexion sur la moralité ou l’immoralité de notre société. Si seulement l’issue du « procès Doors » pouvait être un présage. C’est John Densmore qui a obtenu du tribunal que les Doors aujourd’hui restent les Doors d’hier. « Il s’agit d’honorer ce qui est vrai et sacré. Ray et Robby ne sont pas les Doors, mais ils tiennent malgré tout à garder le nom et le logo pour se faire de l’argent. » remarque t-il page 217. Mais écrit-il encore : « nos intentions d’origines devaient rester pures » (page 179). Puisse ce souhait être entendu, à l’heure où l’argent est roi.
John Densmore
Les portes claquent
Editions Le mot et le reste
2014, 26 €