Les éditions Dargaud publient ces jours-ci une bande-dessinée originale, qui se veut à la croisée de la philosophie et de l’humour. Ce travail s’inscrit à la suite de La planète des sages, ouvrage a succès qui avait marqué la réussite de la collaboration entre le dessinateur Jul et le philosophe Charles Pépin. C’est une réflexion sur le thème du travail qui motive cette fois leur collaboration.
Un scénario original
Le scénario est original : le théatre en est l’entreprise « Cogitop (Société à rationalité limitée) ». Chaque membre de l’entreprise est incarné par un philosophe. On est tout de suite amusé par la répartition des rôles : Dieu en Directeur général, Fréderic Nietzsche en Directeur (tyrannique) des
ressources humaines, Michel Foucault (l’auteur de Surveiller et punir) en chargé de la vidéosurveillance et de la sécurité, Freud en psychologue d’entreprise, ou encore Kant (philosophe connu pour sa rigueur) en contrôleur de gestion, et même Karl Marx en délégué syndical.
L’ouvrage met en scène ces différents personnages, à travers une petite histoire toute annodine : le jeune Platon Lagaffe se présente et visite « Cogitop », y découvre chaque philosophe : tantôt c’est Nietzsche qui procède à un licenciement en justifiant « Ainsi parlait votre contrat » (allusion à l’ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra), tantot c’est Spinoza, en tant que cadre, qui explique le fonctionnement immanent de l’entreprise à Platon Lagaffe (allusion à sa théorie du réel), avant que Thomas d’Aquin intervienne dans le débat pour rectifier Spinoza sur l’importance du « patron » (Dieu). Pour celui qui connaît un peu la philosophie c’est un bonheur d’humour et d’ingéniosité, surtout que le trait du dessinateur est très habile et fait souvent mouche : la caricature de Nietzsche par exemple est vraiment amusante.
Des questions philosophiques tout à fait accessibles
Du coup on aurait aimé un ouvrage 100% bande-dessinée, qui nous aurait régalé d’un humour dans lequel il y a aussi finalement beaucoup de tendresse, mais telle n’est pas la forme de l’ouvrage. Le livre est structuré en alternance avec des commentaires ou remarques philosophiques. Chaque épisode de la rencontre de Platon Lagaffe avec « Cogitop » appelle en effet des appréciations faites par Charles Pépin, sur le thème du travail. L’aliénation, le train-train, le rapport employé/patron, le rapport avec ses collègues, etc. (on vous laissera découvrir le panel d’analyses qu’offre l’ouvrage), sont matières à des considérations parfois assez pré-orientées, mais toujours recevables, même si certaines d’entre elles pourraient être au moins discutées (par exemple dire que la notion d’intimité n’avait aucun sens pour les Grecs, p. 59). On trouve dans la plume de Charles Pépin une vraie liberté philosophique, qui lui permet de solliciter des vues très variées, qui peuvent aller de Nietzsche à Platon, et qui ont le mérite de remettre le quotidien en question, ce qui est l’une des vertus de la philosophie.
L’autre avantage du livre, et un autre talent de Charles Pépin, est de rendre accessible la philosophie à tous, en s’appuyant sur la réalité quotidienne et connue de tous qu’est le monde du travail. Nul besoin de connaître le grec ancien ou la métaphysique médiévale, donc, pour suivre le propos. Celui-ci est même d’une certaine manière « tonique » : on est porté à remettre en question notre vision du monde et la culture dans laquelle on baigne, ce qui a pour effet de renouveller notre présent. En tout état de cause, un ouvrage qui fraye le chemin au questionnement. Et qui le fait bien, à mille-lieu de l’austérité d’une « Critique de la raison pure », dans un style récréatif qui marie avec bonheur le talents des deux auteurs.
Parfait pour se détendre et s’amuser des caricatures, en même temps que pour remettre en question ce qui va de soi.
Platon Lagaffe : survivre au travail avec les philosophes
Jul – Charles Pépin
Éditions Dargaud
99 pages, 19,99 €