Balles tragiques à Charlie-Hebdo

En insistant sur la dimension liberticide de la tuerie de Charlie-Hebdo, on en oublie presque qu’il est aussi un irréparable crime contre la création artistique.

Pas question de minimiser ou de reléguer au second plan le décès des victimes les moins « connues » de l’attentat, à savoir l’ancien journaliste et grand voyageur Michel Renaud, le correcteur Mustapha Ourrad, la psychanalyste et chroniqueuse Elsa Cayat ou l’agent d’entretien Frédéric Boisseau. À savoir encore les deux policiers Ahmed Merabet et Franck Brinsolaro. À savoir enfin l’économiste « décroissant » Bernard Maris.

Mais nous devons également nous pencher sur la qualité et la personnalité des cinq dessinateurs qui ont payé de leur vie leur liberté de ton, leur refus sans réserve de l’auto-censure. Des sales gosses qui auraient bien ri sans doute de voir leurs décès salués par les grands de la planète, les partis politiques et même les représentants des autorités religieuses.

Chialer-Hebdo


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Honoré était le dessinateur le plus discret, le moins connu également, de l’équipe. Son esprit acéré et son phrasé sobre contrastait avec le caractère profondément original de son dessin où le trait blanc sur fond noir rappelait la gravure. Une originalité esthétique rare qui accompagnait le journal depuis sa recréation en 1992, affirmant l’ambition de l’hebdomadaire d’offrir ses pages aux talents les plus divers.

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Tignous était tout le contraire d’un Honoré, proposant un dessin volontiers « grossier », à mi-chemin entre un Wolinski et un Vuillemin, et doué d’une ironie mordante qui fleurissait dans les pages de Charlie, mais également dans celles de Fluide Glacial et de Marianne. Tignous savait croquer ses contemporains, parfois dans toute leur laideur. Son verbe était juste, son propos toujours d’une infinie clarté.

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Charb, figure emblématique du « deuxième Charlie-Hebdo », en était également le directeur de publication depuis le départ de Philippe Val. Loin de renoncer à la ligne éditoriale fixée par son prédécesseur, Charb le doux misanthrope a amplifié au contraire l’objectif que s’était fixé Charlie de faire bouger les lignes et heurter les consciences pour mieux les amener à se remettre en question. Son humour volontiers grossier et ses personnages aux traits volumineux ne plaisait pas à tout le monde, mais sa faconde autant que son jusqu’au-boutisme en faisait un nom inévitable dans le paysage satirique français de ces vingt dernières années.

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Wolinski compte parmi-ceux que l’on ne présente plus, qui inondait la presse de son trait fugace et pressé depuis plus de cinquante ans. Ses multiples collaborations (Hara-Kiri, Paris-Match, L’Humanité, etc.), son franc-parler sans détour et sans complexes, son assurance idéologique et son amour pour les cigares cubains auront fait de lui une figure inévitable, un maître dans son registre. Et un acteur essentiel pour la bande dessinée française, ayant permis en dirigeant Charlie Mensuel dans les années 60 et 70 de faire découvrir au public francophone des noms et des titres totalement inédits.

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Enfin, Cabu. Monstre sacré, dessinateur de talent, caricaturiste de génie. Cabu qui donnait le la, dont on scrutait le trait dès qu’un nouveau visage apparaissait dans l’actualité. Cabu, l’amoureux de jazz et de Trénet, qui aura parcouru le monde entier crayon à la main. Qui aura donné le goût du dessin à des milliers d’enfants, aux côtés de Dorothée et de Corbier. Qui aura créé le Grand Duduche et le Beauf, faisant entrer le mot dans le dictionnaire. Cabu qui aura couvert de sa plume tous les grands événements de la seconde moitié du vingtième siècle. Et dont on regrette d’autant plus qu’il ne soit plus là que l’on aurait tellement aimé voir le dessin qu’il aurait consacré à son propre assassinat.

Chercher Charlie

Aucun de ces artistes n’a jamais fait de mal à personne : un dessin peut vexer, fâcher, mais n’a jamais tué personne. Et surtout, chacune des personnes ayant croisé le chemin de ces cinq dessinateurs s’accorde à la dire : ils étaient la gentillesse incarnée. Des personnes d’une grande aménité, qui portaient la haine, la guerre et l’intolérance en horreur. Et cherchaient à faire rire sur les sujets les plus graves, conscients que l’humour est la porte d’entrée de toutes les intelligences.

Ces dessinateurs se savaient menacés, ils connaissaient les risques et les ont assumés, jusqu’au bout, avec un courage que l’on mesure à présent qu’ils ont payé leur liberté de leur vie. Mais qui aurait pu croire qu’ils mourraient ainsi ? Après avoir survécu à tant de censures, tant de procès, tant de menaces, qui aurait pu imaginer cela ? On serait presque heureux, entre deux sanglots, que Cavanna nous ait quitté l’année dernière, s’évitant d’être témoin – ou victime – d’un tel déferlement de stupidité et de violence.

Une chose demeure certaine : les terroristes ont raté leur coup. Quelles que soient les conséquences de leur barbarie, l’illusion pour laquelle ils se battent ne deviendra jamais réalité. Et lorsqu’ils crient comme des enfants idiots « on a tué Charlie-Hebdo », ils n’imaginent pas à quel point ils se trompent. Non seulement ils ne l’ont pas tué, mais ils l’ont rendu immortel.


llustration de Luc Messina