« L’un des derniers honnêtes hommes de ce siècle pourri », disait Desproges à propos de François Cavanna, dont l’annonce du décès est survenu ce matin gris du 30 janvier 2014.
Bête et méchant
Tout d’abord dessinateur, Cavanna révolutionnera la presse française en fondant avec le Professeur Choron le mensuel satirique Hara-Kiri et l’hebdomadaire Hara-Kiri Hebdo, qui deviendra Charlie-Hebdo après le scandale du « Bal tragique à Colombey ».
Relire des Hara-Kiri des années 60 aujourd’hui, c’est découvrir un humour incroyablement novateur, cynique et absurde, politiquement incorrect avant l’heure, bref « bête et méchant ». C’est comprendre l’origine de toute la bande-dessinée « adulte » qui se développera après mai 68, via Métal Hurlant, L’Écho des Savanes ou Fluide Glacial. C’est relire un bras d’honneur effarant adressé à une France gaulliste sclérosée, apathique, enfoncée dans des mœurs d’un autre temps. Cette France que Godard bouscule avec Pierrot le Fou, décrite à la perfection par Diane Kurys dans Diabolo Menthe, Hara-Kiri la choquera, la révulsera, et offrira à toute une nouvelle génération le goût de l’humour noir, de l’insolence et du plaisir de vivre.
Hara-Kiri hebdo puis Charlie-Hebdo, de leur côté, offriront à la plume de Cavanna l’occasion de signer sa plus belle prose pamphlétaire. Il ne l’a pas lu, il ne l’a pas vu, mais il en a entendu causer, et aux côtés de Delfeil de Ton il délivre des articles d’une liberté de ton et de forme qui va à l’encontre de toutes les traditions journalistiques françaises établies. Pas plus que les journaux dans lesquels il officie, Cavanna ne respecte rien. Son style n’a pas pris une ride, sa plume est toujours aussi efficace, et l’on cherchera longtemps au sein de la presse contemporaine un journaliste capable d’articuler tant d’intelligence et de lucidité autour d’un humour à la fois aussi jovial et ravageur.
Le Rital
Cavanna connaîtra le succès et l’amour du public en devenant écrivain, en devenant un grand écrivain. Son cycle autobiographique, initié par Les Ritals, remportera un succès de librairie incomparable qui lui vaut aujourd’hui sa place dans le Guiness Book des Records. On découvrira dans ses romans le tragique qui a marqué la vie de Cavanna, ses séjours dans les camps de STO, son amour pour Maria, jeune femme russe qui disparaîtra derrière le rideau de fer. Cavanna a vu les pires horreurs de la guerre, les bombardements sur Berlin, les Juifs squelettiques à la libération des camps. Une jeunesse atroce qui donnera naissance à l’un des plus beaux cerveaux de sa génération. Et à un grand désespoir qu’il tentera d’exorciser dans le rire.
Il faut lire Cavanna. Ses ouvrages humoristiques, ses romans, ses recueils d’articles. À l’heure où la subversion change de camp et prétend servir des idéologies néfastes, à l’heure où l’auto-censure et le conformisme font le jeu des démagogues et des extrémistes, il faut lire le mot, le verbe rabelaisien de Cavanna. Et ne jamais le laisser tomber dans l’oubli.