Une thèse, ça se mérite. Mais quel crime a donc commis Jeanne Dargan pour mériter cela ? Tiphaine Rivière raconte la vie universitaire avec un regard acéré de connaisseuse.
Kafka nerveux
« Le motif labyrinthique dans la parabole de la loi du Procès de Kafka ». Tel est le sujet de la thèse de Jeanne Dargan, jeune professeur en collège qui rêve d’un autre avenir professionnel et se lance, confiante, dans la grande aventure du doctorat. Son directeur de thèse s’en réjouit : « avec elle en plus, ça me fait dix-sept thèses sur Kafka… De quoi enfoncer Nathalie : elle en a quoi… six à tout casser ! »
C’est cela, entre autres, que raconte Tiphaine Rivière. La tension entre l’idéal et la réalité, le fantasme d’une étudiante motivée face à la machinerie universitaire. Jeanne Dargan sublime le monde des Lettres qui le lui rend mal : secrétaires blasées, système (précisément) kafkaïen, rivalités abruptes et concurrences déloyales sont de rigueur. Avec, au bout du compte, un doctorat qui apparaît vite comme un Graal sans lendemain.
Elle y croit cependant, tant cette thèse est synonyme d’espoir. Elle quitte son emploi, emménage peu après avec son petit ami, et commence sa nouvelle vie de thésarde avec un allant remarquable, convaincue de boucler en trois ans cet exigeant travail. Mais les vicissitudes de l’existence autant que les besoins financiers auront raison de son optimisme d’airain. Face à une famille qui la perçoit comme une éternelle écolière et un directeur de thèse qui se soucie autant d’elle que de sa première dissertation, le petit univers de Jeanne s’avère bien fragile.
Thèse, antithèse, prothèse
Tiphaine Rivière l’a bien connu, ce monde universitaire cannibale, cette spirale hors-du-temps qui laisse nombre de ses candidats sur le carreau. Mais si le parcours de son personnage principal prend des allures de chemin de croix, on ne sent pas dans cet album une volonté de revanche ou de vengeance. L’auteure dépeint juste un milieu, presque un microcosme, qui se prête merveilleusement à la satire. Et chacune des situations qu’elle dépeint fait mouche, à tous les coups, que l’on ait soi-même ou non parcouru ces longs couloirs où la galère répond au savoir.
La dessinatrice ne sombre jamais dans la caricature lourde : chacun de ses personnages présente plusieurs facettes, à commencer par Jeanne elle-même, aussi attachante qu’agaçante. C’est cette humanité voulue, ce désir d’empathie qui donne à son récit une force toute particulière, un esprit rare dans son registre. Son trait subtil et énergique – on pense à Sempé dans les détails – sert un humour subtil qui se démarque par son jeu de métaphores et ses dialogues redoutables.
Tranche de vie autant que manifeste anti-clichés, Carnets de thèse a beau conter des moments de profonde tristesse et faire sombrer son personnage dans les affres de la dépression, on ne peut que le classer au final parmi les « feel-good comics ». Une bande dessinée que l’on referme sourire aux lèvres, avec l’envie d’y revenir tout prochainement. Et de relire Kafka, par la même occasion.
Carnets de thèse
de Tiphaine Rivière
Éditions du Seuil
208 pages, 19,90 €