Un Etat j’men-foutiste et des citoyens malhonnêtes… mais dans quel monde vivons nous ? Tel est le propos du numéro 4010 (du 3 au 9 octobre) de « Valeurs Actuelles », hebdomadaire français, qui stigmatise, sous le titre de « l’assistanat », à la fois l’Etat qui donne, et les citoyens qui prennent.
Quelques statistiques
Josée Pochat, auteur de l’article publié dans l’hebdomadaire accuse : « En 2010 la CAF avait pointé 90 millions d’allocations indûment versées, 110 millions en 2012. Quand on cherche on trouve mais les mailles du filet restent bien espacées. Et l’Etat est complice. ».
Il est vrai qu’il en est qui sont fascinés par les chiffres : « En France, les arnaques aux prestations sociales (…) coûteraient chaque année entre 20 et 30 milliards d’euros [toutes fraudes confondues] à l’Etat. ». On a presque l’impression qu’une telle somme est prélevée sur notre propre compte. Mais pour payer quoi ? Pour payer des prestations sociales : frais médicaux, allocation chomage, aides au logement, RSA, aide aux parents isolés. Et c’est là qu’est le problème : « Chaque prestation sociale engendre ses fraudeurs », explique Valeurs Actuelles.
La fraude : tel est le grand problème du dossier de l’hebdomadaire. 60% des fraudes portent sur les minima sociaux (dont 37% sur le RSA), 25% sur les aides au logement et 14% sur les prestations familliales. Ces fraudes ont la nature suivante : des allocataires ne déclarent pas leur ressources pour bénéficier d’un pourcentage maximum de leurs droits, d’autres vivent en couple mais déclarent vivre seuls, d’autres encore font usage de faux documents pour jouir des allocations. Une femme touche l’allocation « parent isolé », alors que son époux habite avec elle. Un autre repart vivre en Algérie mais touche toujours des allocations en France, d’autres encore retrouvent du travail, mais le font « au noir » sans le déclarer pour cumuler de l’argent, etc…
On imagine mal une humanité parfaitement sainte moralement, et il rentre dans le réalisme de savoir que toujours un peu de malhonnêteté il y a, mais cette malhonnêteté, Valeurs Actuelles en dénonçe l’ampleur : 90 millions de fraude aux allocations familliales découverts en 2010, 100 millions en 2011 et 110 en 2012. Des chiffres qui donnent le vertige et qui peuvent porter à soupçonner le précaire qui m’est proche d’arnaquer les autres, même si il n’a rien.
Un problème moral
Car en effet il y a un arrière fond de morale dans la problématique. On peut lire dans Valeurs Actuelles : « avant de prétendre à un assistanat social, on a des devoirs… ». Le mot est laché : « devoir », et tout le nœud de l’affaire est là. Car quels devoirs a t-on, et comment la politique menée doit elle refléter ces devoirs ? N’est-ce pas de l’ordre du devoir que de soigner un homme malade quel que soit son salaire ? Ne dit on pas que la vie n’a pas de prix ? Le problème du propos de Valeurs Actuelles, est que l’on part d’un pourcentage de fraude pour nier la légitimité de l’humanisme élémentaire. Par exemple on peut lire sous la plume de Josée Pochat : « …en 2000, le gouvernement Jospin [ouvre] la gratuité des soins à tous les étrangers en situation irrégulière et sans ressources à condition que leur pronostic vital soit engagé (…) on a ouvert la voie à un véritable tourisme médical. ».
Il semblerait que certains politiciens, qui aiment le mot « devoir », oublient, à son ombre légiférante, le terme de « droit ». Et tel est le terme employé quand on parle du droit au logement, du droit au travail, du droit au revenu minimum pour ceux qui n’ont rien du tout, et qui doivent passer par une aide au logement pour ne pas dormir dehors. Et si devoir il doit y avoir, c’est un devoir de solidarité. Car le vrai problème, pour les gens de Valeurs Actuelles, ce n’est pas l’état des caisses publiques, mais c’est surtout les impots prélevés sur leur compte, et une jalousie ridicule envers ceux qui ne travaillent pas (lesquels sont eux aussi souvent jaloux de ceux qui travaillent). Et là où certains disent « devoir » il y a surtout égoïsme. Parce que qu’est-ce que le devoir finalement ? C’est quelque chose que l’on estime être obligé de faire quoi qu’on ne soit pas naturellement enclin à le faire. Et en ce sens les gens de Valeurs Actuelles ont des devoirs. Ils ne sont pas enclins à aider les plus pauvres, ils ne sont pas enclins à partager les biens, ils ne sont pas enclins à considérer tous les hommes égaux devant la condition humaine, et pourtant on peut légitimement défendre que c’est leur devoir.
C’est que le devoir, chez eux, est individuel. A chacun sa responsabilité. On trouve sa force et sa grandeur en s’estimant responsable de tout. C’est un peu comme si il n’y avait pas de responsabilité collective, et que la collectivité n’était qu’un simple agrégat d’individus responsables, dans un chacun-pour-soi généralisé, bien loin de la fameuse pensée d’Emmanuel Lévinas : « Je suis responsable pour autrui ». Or non seulement l’égoïsme politique n’est pas moral mais il est somme toute scandaleux de l’élever dans la sphère du devoir, et cela engage aussi l’intelligence du sens même de l’Etat.
Défendre le rôle de l’Etat
Parce que si il y a Etat c’est qu’il y a des principes fondamentaux, et dans notre société les droits de l’homme contribuent à définir ces principes. Nulle part il n’est écrit que seuls ceux qui travaillent ont des droits ou que seuls ceux qui peuvent payer le médecin peuvent prétendre à la santé, ou encore que seuls ceux qui peuvent se payer un toit sont protégés du froid hivernal. Or c’est pourtant cette vision là que véhicule l’article de Valeurs Actuelles, en présupposant que tout se mérite, que la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui revient, admettant implicitement qu’à ceux qui ne travaillent pas, rien ne revient de droit. Bien au contraire les droits de l’homme, dans l’esprit de notre culture et de son histoire, signifient que tout un chacun a des droits, en tant qu’il existe, et non pas en tant qu’il travaille.
Avec Valeurs Actuelles on veut nous faire croire qu’il y a des bons et des méchants, des gens bien et honnêtes sous tous rapports, qui gagnent leur vie et leurs vacances, tandis qu’une seconde classe de la société serait formée par des fainéants sans scrupules, qui se moqueraient du monde en escroquant 200 euros mensuels aux bons contribuables, en suggérant presque que leur existence ressemble à du tourisme de luxe, tous frais payés, et si ces gens étaient au pouvoir, la France ressemblerait aux Etats-Unis où l’on meurt d’une tumeur au cerveau si l’on a pas la somme astronomique nécéssaire pour se faire opérer.
Le rôle de l’Etat, par conséquent, n’est pas tant d’abord, de mettre en œuvre une traque à la fraude et de persécuter les sans-emplois ou sans logement, mais il est de penser, de concevoir, de réaliser une existence sociale digne pour chacun. Ce qui est le droit de tous est le devoir de l’Etat. Et donc l’Etat aussi a ses devoirs, le devoir, essentiellement de rendre effectifs et réels les principes qui le constituent. Et en ce sens l’Etat a un devoir d’assistance. Car l’assistance, n’en déplaise à quelque prétentieux, est un devoir. On connaît « la non-assistance à personne en danger ». Et bien il n’est pas concevable que l’Etat n’assiste pas ceux qui sont en danger socialement. Et c’est cela qui est pervers dans la notion « d’assistanat », qui dérive de la même racine éthymologique qu ‘ « assistance », mais qui est enrichie, par rapport à cette dernière, d’un caractère péjoratif : celui qui est assisté, dans l’assistanat, est quelqu’un qui pourrait faire quelque chose mais qui ne le fait pas, et vis à vis duquel, de manière condescendante voire paternaliste, on penserait faire bonne mesure en achevant de le débiliser. Mais quelle est la vérité, finalement, de cette caricature ? Ce qui est vrai c’est que des gens sont dans le besoin, ce qui est vrai c’est que l’Etat estime de son devoir de les aider, ce qui n’est pas exact par contre c’est de taxer les uns de j’men-foutiste et les autres d’arnaqueurs, au nom d’une morale de la responsasbilité et des devoirs, alors qu’il n’y a là de morale que le nom, si il est vrai que la véritable moralité consiste à servir un intérêt universel et non son intérêt propre.