Le non-recours aux droits sociaux est une question qui nous tient à cœur au Bon Plan. Nous y avons consacré plusieurs articles, espérant participer – un peu – à faire évoluer le regard porté sur les ayants-droits des minima sociaux, tant stigmatisés sous la présidence Sarkozy. Nous nous démarquions ainsi d’une certaine presse plus encline à relayer les discours sur la fraude sociale et l’assistanat que sur ce phénomène dont l’ampleur est pourtant loin d’être anecdotique.
Quand on sait l’importance des médias dans la « fabrique de l’opinion », on ne peut que se réjouir qu’ils s’emparent enfin du sujet en relayant les travaux de recherche jusque-là diffusés dans les revues ou sites spécialisés.
La sortie le 6 novembre 2012 du premier ouvrage français disponible en librairie sur le non-recours méritait une importante médiatisation. Ce fut effectivement le cas dans la presse nationale. L’ODENORE (Observatoire des non-recours aux droits et services) – nous vous en parlons régulièrement – est de plus le seul observatoire en France à consacrer entièrement ses recherches à cette réalité. Une réalité, bien plus scandaleuse que la fraude sociale, que l’ouvrage analyse sous toutes ses coutures à travers neuf contributions. Un ouvrage engagé qui mérite bien un coup de projecteur de plus.
Le non-recours, l’ampleur du phénomène
Le non recours porte sur des volumes financiers bien supérieurs à ceux de la fraude sociale. Les 5,3 milliards d’euros « économisés » par le seul non-recours au RSA dépassent largement les 4 milliards d’euros de fraudes aux prestations sociales estimés – dont une grande partie est récupérée de surcroît -. Chaque année, ce sont aussi 700 millions d’euros de CMU-C qui ne sont pas attribués, 378 millions d’euros d’Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé qui ne sont pas versés à leurs destinataires. Des chiffres qui donnent le vertige…
Mais il y a plus scandaleux encore, des pauvres doublement pénalisés par le non-recours. Ce cas de figure se présente avec les tarifs sociaux de l’énergie. Depuis sa mise en œuvre le 1er janvier 2005, ce sont près de 10 millions de personnes qui auraient dû bénéficier du TPN (Tarif Première Nécessité) en matière d’électricité. Or, contrairement à d’autres aides, ce n’est pas la solidarité nationale ni l’impôt qui le financent. Ce sont les abonnés d’EDF eux-mêmes, y compris les plus démunis. Autrement dit, les ménages les plus pauvres sont doublement pénalisés en finançant une mesure qui leur est destinée et dont ils ne bénéficient pas !
Cet exemple questionne la supposée détermination de l’Etat à lutter contre la pauvreté, car on comprend mal dans ce cas précis où se situent les économies tant recherchées dans un contexte de crise des finances publiques.
« Où sont les assistés ? » interrogent par ailleurs les chercheurs tout en mettant en garde contre la tentation d’interpréter trop vite le non-recours comme une forme de désintérêt pour l’offre.
Le non-recours, une responsabilité sociale et politique
Comme le souligne Philippe Warin, politologue et cofondateur avec Catherine Chauveaud de l’ODENORE, si la bonne gestion des deniers publics est un objectif tout à fait louable de la politique publique, se focaliser uniquement sur la fraude sociale en ignorant la question de l’accès effectif aux droits, surtout en période de crise où de plus en plus de ménages dépendent de l’aide sociale pour (sur)vivre, va à l’encontre du principe de justice sociale. C’est lui qui fonde notre système de protection et cimente la cohésion sociale. Il incombe à nos dirigeants de le faire respecter. D’autant plus que « si la fraude aux prestations sociales est le fait intentionnel d’individus, le non-recours relève de la responsabilité publique. C’est en ce sens que le non-recours est l’envers de la fraude » (p.14)
Le chantier est immense. Il s’agit d’abord de rompre avec les pratiques du dernier quinquennat au cours duquel les discours répétés sur la fraude sociale présentée comme l’ennemi public n°1 de la cohésion sociale, la confusion savamment entretenue entre « assistance » et « assistanat », la suspicion justifiant la multiplication des contrôles de ressources, ont contribué à stigmatiser les plus pauvres dans l’opinion publique, culpabilisant ceux qui dépendent de la solidarité nationale et décourageant ainsi la demande d’aide sociale. Le manque d’information et de lisibilité des dispositifs ne suffit en effet pas à lui seul à expliquer des taux de non-recours aussi élevés. Au-delà de l’atteinte aux personnes, c’est une remise en cause du fonctionnement général de notre système de protection sociale qui est en jeu.
Le non-recours, à l’ordre du jour dans l’agenda politique
Si l’équipe de l’ODENORE aurait aimé que cet ouvrage, ô combien salutaire, soit publié pendant la dernière campagne présidentielle, sa parution début novembre reste d’une grande actualité politique. La question du non-recours aux droits sociaux sera en effet à l’ordre du jour de la conférence nationale sur la pauvreté et l’exclusion des 10 et 11 décembre prochains. Lors de la séance du 6 novembre à l’Assemblée nationale, Mme Marisol Touraine, ministre déléguée des affaires sociales et de la santé, reconnaissait que la France « se signale moins par un excès de fraude que par le non-recours à des droits qui existent ». Mme Marie-Arlette Carlotti, ministre déléguée aux personnes handicapées et à la lutte contre l’exclusion, poursuivait : « le taux de non-recours aux droits sociaux est un vrai problème. Le taux élevé de non-recours est le signe de l’absence de pertinence de certains dispositifs du RSA, mais aussi de la stigmatisation dont les allocataires sont parfois victimes ».
La lutte contre le non-recours, une vision positive des dépenses publiques
La dimension politique de cet ouvrage ne réside pas seulement dans sa dénonciation d’une injustice sociale. Les auteurs espèrent aussi contribuer à changer la vision politique des dépenses sociales, jusque-là appréhendées du seul point de vue comptable, comme un coût et non un investissement. Les auteurs souhaiteraient que soient analysés les aspects positifs de la dépense publique, en termes de cohésion sociale mais aussi en termes de retombées économiques avec la prise en compte de la réalité productive des politiques sociales. Philippe Warin en est convaincu, améliorer l’accès aux droits sociaux ne peut qu’enrichir la société toute entière. «Laisser des personnes sur le côté finit généralement par coûter très cher, socialement et financièrement, à la collectivité. A l’inverse, la dépense publique peut avoir des effets multiplicateurs, et entraîner de la dépense privée qui, elle-même, enrichira la collectivité » (interview TSA quotidien, 3 juillet 2012)
L’envers de la « fraude sociale », le scandale du non recours aux droits sociaux, ODENORE, Editions La Découverte, novembre 2012