Premier tome d’une trilogie de polars se déroulant dans l’Angleterre des années 60, signé par un spécialiste de la culture underground, Du Sang sur Abbey Road raconte les Beatles, le Biafra et la Grande-Bretagne à travers un drame qui en causera beaucoup d’autres.
You say you want a revolution
Le corps nu d’une jeune femme morte retrouvée parmi les poubelles d’une rue londonienne et deux policiers qui mènent l’enquête malgré le mépris affiché de leurs collègues qui reprochent à l’un son manque d’esprit de corps et à l’autre d’être tout simplement une femme, voilà la trame générale de ce polar qui pourrait sembler bien convenu s’il ne se déroulait au sein du Londres des années 60, le fameux « Swinging London » aujourd’hui mythique.
À travers cette traque obstinée, courageuse et qui ne manque pas de rebondissements, c’est une ambiance que William Shawn cherche à retranscrire, une époque de basculement dont les acquis sont tellement ancrés dans notre vie quotidienne que l’on pourrait presque oublier combien fut âpre, sinon violente, la confrontation entre deux mondes qui s’y déroulait alors, énième avatar de l’éternelle querelle entre les anciens et les modernes.
1968 est l’année de toutes les révoltes. Une génération fatiguée de vivre dans les décombres moraux de l’après-guerre revendique le droit à l’émancipation, veut mettre fin à des mœurs et des conventions dans lesquelles elle ne se reconnaît plus. Et l’agent Breen a beau ne pas être si vieux que cela, il se sent étranger à ce mouvement, il voit changer le monde sans s’accrocher à l’ancien, comme piégé au sein de sa mélancolie passive.
Lonely hearts club band
L’agent Tozer, jeune femme flic issue de la campagne, subit pour sa part les railleries salaces de ses collègues, outrés dans leur for intérieur qu’une femme puisse prétendre tenir dans la police un rang autre que celui de secrétaire docile. Ni femme forte, ni potiche effacée, elle réussit à s’affirmer en formant avec Cathal Breen un duo iconoclaste mais efficace, en lui servant de guide au sein de la faune du Londres pop, aux alentours des studios Abbey Road.
Le beatlemaniaque, celui qui aura épluché avec soin tous les livres, documentaires, entretiens et témoignages tournant autour des Fab Four, reconnaîtra sans difficultés les sources de William Shawn pour parler des fans des Beatles, qui jouent un rôle central dans son roman. Au-delà des anecdotes inspirées de faits réels, c’est la psychologie de ces groupies à part qui est ici retracée à merveille, bien loin de l’innocence puérile qu’on leur prête parfois. Marginales, issues de schémas familiaux déstructurés, elles trouvent dans l’adoration de leurs idoles une manière de se fédérer, de créer du lien, et quelquefois de s’aimer.
Les Beatles qui pèsent sur ce roman, qui symbolisent à eux quatre toute une époque troublée, en particulier durant l’année 1968 où les amours entre John Lennon et Yoko Ono choquent une bonne conscience britannique, raciste et phallocrate. Où l’arrestation du couple pour possession de drogue est montée en épingle par les médias. Où le double album éponyme du groupe, qui sortira le 22 novembre, signe pour les fans la fin de l’enchantement psychédélique de Sgt. Pepper et du Magical Mystery Tour.
Paperback Writer
On ne peut s’empêcher de penser à Groupie, roman autobiographique de John Byrne et Jenny Fabian qui décrivait cette réalité telle que vécue par l’une de ses actrices, et l’on mesure l’attention portée par William Shaw à restituer de manière juste et parlante l’ambiance du versant sombre du Swinging London, et des réalités sociales et culturelles que sous-tend cet abandon d’une jeunesse à des icônes d’un genre nouveau, sans chercher à noircir le tableau ou, au contraire, à l’alléger sans comprendre. En arrière-plan, la guerre du Biafra, la xénophobie, l’homophobie et le machisme ordinaires, et le repli communautariste, si prégnant dans la société britannique, qui se dessine.
Servi par une style clair, à défaut d’être toujours élégant, et une narration aérée, Du Sang sur Abbey Road est sans conteste une lecture à recommander pour tous les amoureux de l’Angleterre, des années 60 et des romans policiers en général. La valse quelque peu envahissante des dialogues à tirets fatiguera peut-être par moment l’oeil du lecteur, mais ne l’empêchera pas de suivre avec intérêt l’intrigue bien ficelée et volontiers trépidante de ce polar empli d’intelligence et de sensibilité.
Du sang sur Abbey Road
De William Shaw
Traduit de l’anglais par Paul Benita
Éditions Les Escales
432 pages, 21,90 €