Obscur, souvent inconnu de ceux qui sont nés après les années 1970, le Service d’Action Civique (SAC) a pourtant marqué l’histoire contemporaine française ; ce BD-reportage soulève le coin du voile sur ses inquiétantes activités.
18 juillet 1981 : six membres de la famille Massié sont assassinés à leur domicile.
Le mobile : Jacques Massié, l’une des victimes, était le chef contesté du SAC marseillais et la « tuerie d’Auriol » s’inscrit dans un conflit interne à cette organisation.
Ce crime choque la France entière et déclenche une enquête parlementaire avant d’aboutir à la dissolution du SAC en 1982. De nombreuses questions à son sujet demeurent toutefois sans réponses ; c’est sur quelques unes des morts mystérieuses de ce temps (le juge Renaud, le ministre Boulin) que les auteurs de cet album ont enquêtés.
De la violence légitime au crime
Pour comprendre le SAC, il faut remonter vingt ans avant sa création, durant la Seconde Guerre mondiale. L’époque voit s’affronter en France la légalité (le régime de Vichy qui s’enfonce dans la collaboration avec l’Allemagne nazie) et la légitimité (la Résistance qui mène une lutte armée pour la Libération) : certains Français se placèrent ainsi hors-la-loi pour défendre une cause juste et mener un combat nécessaire.
L’idée que la violence légitime ne soit pas l’apanage de l’État mais puisse aussi appartenir à de simples citoyens va s’ancrer chez certains Résistants, qui vont continuer à combattre mais désormais pour leur idéologie plutôt que pour leur pays. C’est ainsi que se garnirent les rangs du Service d’Ordre (SO) du Rassemblement du Peuple Français, le parti gaulliste d’après-guerre, qui mena le combat (pas seulement oratoire) notamment contre le Parti Communiste dont les gros bras partageaient le parcours Résistant et la violence des membres du SO…
Le SO est l’ancêtre direct du SAC, qui lui succède en 1960, deux ans après le retour en politique du général de Gaulle. Celui-ci choisit de renoncer à l’Algérie française, décision que nombre de ses partisans ne lui pardonnent pas : le SAC pallie cette baisse des effectifs en se montrant moins regardant sur ses critères de recrutement et attire un nombre croissant de criminels, séduits par la perspective de bénéficier d’un vernis de respectabilité et d’une protection officieuse des autorités en échange de leurs compétences « musclées ».
S’effectue ainsi un glissement : la violence est de moins en moins un moyen d’action politique dicté par la nécessité et de plus en plus une solution de facilité.
Des « années de plomb » françaises ?
Le sous-titre de la BD, « Enquête sur les années de plomb de la Ve République », fait référence à une expression originaire d’Italie où elle désigne les années 1970 et 1980, une période marquée par l’usage fréquent de la violence dans l’activisme politique, y compris de la part du pouvoir en place.
Ce choix de terme révèle l’intention des auteurs de mettre en évidence une violence d’État dont le SAC aurait été l’instrument. La théorie est accrocheuse, propre à fournir matière à un polar…
… et c’est précisément là que le bât blesse. Benoît Collombat et Étienne Davodeau ont en effet choisi de présenter leur travail comme une enquête, un véritable BD-reportage : ils se mettent en scène tandis qu’ils rencontrent des témoins, consultent des archives, esquissent des révélations… Ils présentent leur œuvre comme relevant du journalisme (profession de Collombat) et non de la fiction.
Or, si l’assassinat du juge Renaud ou la mort suspecte du ministre Boulin sont indéniablement des tragédies que la justice se doit d’élucider, il s’agit d’affaires d’exception ; les recherches menées par les auteurs pour tenter d’y voir plus clair sur ces sujets semblent sérieuses, mais les présenter comme des symptômes d’une période noire, « d’années de plomb », est à tout le moins discutable : les sanglantes exactions du SAC furent des anomalies et non la norme de cette époque.
Un travail pour la mémoire, pas pour l’histoire
Ce parti pris idéologique (que l’on croise dès la couverture de l’album, avec un de Gaulle en tenue présidentielle éclaboussé de sang… alors que les « affaires » évoquées dans l’ouvrage surviennent après sa présidence et même son décès !) est regrettable mais n’enlève rien à l’intérêt de la BD, qui rappelle/révèle aux plus jeunes des scandales qui ont secoué la France, de manière claire et parfaitement vulgarisée. C’est tout un pan souvent négligé de notre histoire commune qui est ainsi ramené en pleine lumière et l’emphase parfois excessive n’enlève rien à la qualité du travail de recherche.
Le dessin de Davodeau, simple et épuré, confère au récit un aspect « reportage », comme s’il avait été réalisé sur le vif, au fil de l’enquête ; dans le même temps, le travail sur les expressions, qui en disent parfois bien plus que les mots, rappelle les faux semblants et les non-dits qui dominent sur de tels sujets, où règnent la raison d’État, les mensonges inavouables et les secrets emportés dans la tombe…
Cher pays de notre enfance – Enquête sur les années de plomb de la Ve République
B. Collombat & É. Davodeau
Éditions Futuropolis
224 pages / 24 €